Par UJA de Paris, 16 November 2013

Par Rabah OSMANI, avocat algérien ayant exercé en Kabylie, membre de la Commission Droits Fondamentaux de l’UJA de Paris


Pour le droit à une justice équitable en Kabylie
I-Les textes relatifs au procès équitable : Le droit à un procès équitable est posé par la Déclaration universelle des droits de l’homme (D.U), adoptée par l’assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 (art. 10). En application de ce principe, le pacte international relatif aux droits civils et politiques (P.I.), pose les règles minimales en matière d’équité. Ce pacte constitue le texte de référence. Il est complété par d’autres textes de l’ONU, notamment par l’ensemble des principes sur la détention du 9 décembre 1988 (E.P.) ainsi que par :  la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,  le protocole optionnel contre la torture de la convention de l’ONU. Ce protocole, l’Algérie s’est abstenue de le ratifier, sans donner de raisons. Cependant, l’article 28 de la constitution algérienne du 28 novembre 1996 stipule que l’Algérie souscrit aux principes et objectifs de la charte des nations unies. Par ailleurs, l’article 32 de la même constitution stipule que les libertés fondamentales et les droits de l’humain et du citoyen sont garantis et son article 35 énonce que : « les infractions commises à l’encontre des droits et libertés ainsi que les atteintes physiques ou morales à l’intégrité de l’être humain sont réprimées par la loi ». II-Contexte historico-politico-culturel en Kabylie 1/ La Kabylie fait partie de l’Algérie, elle était anciennement appelée la « Berbérie » dans le Nord Africain. Ahmed Moatassime, professeur au CNRS et à l’université de la Sorbonne à Paris, a écrit « plus de 80 % des maghrébins pourraient être d’origine amagighe (berbère) ». Avec la venue de l’Islam, la majorité des Berbères ont été arabisés, mais la région de Kabylie reste toujours attachée aux traditions, à la culture et à la langue berbère. Malgré plusieurs colonisations de l’Afrique du Nord, la Kabylie, en matière juridique, a conservé ses coutumes pendant plusieurs siècles. On peut même affirmer qu’à ce jour existent encore des villages kabyles où les cas impliquant une question de droit ne sont portés que subsidiairement devant les tribunaux d’Etat, tant ces villages sont autonomes dans la résolution des problèmes. Les villages kabyles sont ainsi organisés autour d’un groupe de « sages » (personnes âgées en général et, on peut le déplorer, exclusivement de sexe masculin) : ils se réunissent une fois par semaine, leurs assemblées sont appelées « Thadjmaath », tous les hommes du village, âgés de plus de 18 ans doivent y assister, sauf à devoir payer une amende. Lors de l’assemblée hebdomadaire sont évoqués les événements de la semaine écoulée, notamment, s’il y a lieu, les disputes plus ou moins violentes entre villageois, les insultes et le non-respect des limites dictées par des sages de villages. Les affaires qui arrivent devant les tribunaux d’Etat sont généralement des affaires criminelles ou des affaires que les sages du village n’arrivent pas à régler, sachant que les villageois respectueux acceptent toujours les solutions de ces sages. Même durant la colonisation française, il en était ainsi. 2/ Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, la constitution algérienne a consacré, dans son article 3, l’arabe comme langue nationale et officielle de l’Algérie, marginalisant ainsi la langue berbère. Le 20 avril 1980, des étudiants kabyles ont été battus, tués, torturés et jetés en prison, pour avoir manifesté contre la discrimination dont les Kabyles étaient l’objet, à l’occasion de l’interdiction par les autorités algériennes d’une conférence qui devait être animée par un écrivain kabyle. Depuis cette date est appelée « le printemps berbère », et la Kabylie organise et fête ce printemps chaque 20 avril. En 1994, la Kabylie a boycotté l’année scolaire et universitaire (qui fut une année blanche) pour revendiquer l’officialisation et la constitutionnalisation de la langue berbère. C’est dans ce contexte que, finalement, la constitution algérienne du 28 novembre 1996 a consacré, dans son préambule, l’Amazighité (le Berbère) comme une des composantes fondamentales de son identité. Toutefois, sur le terrain, la discrimination continue toujours. Ainsi, en avril 2001 alors que la Kabylie se préparait à fêter le 21ème anniversaire du printemps berbère, la gendarmerie nationale algérienne a arrêté, arbitrairement dans l’une des communes de Kabylie (Benni Douala), un jeune lycéen, le traînant jusqu’à sa brigade, puis l’assassinant dans ses locaux sous le prétexte d’une balle perdue. Des émeutes éclatèrent alors faisant 118 morts ainsi que plusieurs centaines de blessés : il en résulta de nombreuses arrestations. Ces événements sont désormais évoqués sous le nom du « printemps noir de Kabylie ». Depuis lors, un mouvement des citoyens appelé « les Arouches » a été créé par la population de Kabylie. Il a un caractère démocratique et social et exprime l’aspiration du peuple algérien à la liberté et à la justice sociale et a pour but de poursuivre le combat pacifiquement en se fondant sur un manifeste appelé « la plate-forme d’El Kseur », une commune de Kabylie. Les termes de ce manifeste sont les suivants : « Plate-forme d’El Kseur : 1- Pour la prise en charge urgente par l’Etat des victimes, blessés et familles de martyrs de la répression durant ces évènements, 2- Pour le jugement par les tribunaux civils de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes et pour leur radiation des corps de sécurité et des fonctions publiques, 3- Pour un statut de victime pour chaque personne tuée au cours de ces évènements et la protection de tous les témoins du drame, 4- Pour le départ immédiat des brigades de gendarmerie et des renforts des compagnies nationales de sécurité (CNS), 5- Pour l’annulation des poursuites judiciaires et l’acquittement de ceux déjà jugés, 6- Pour l’arrêt immédiat des expéditions punitives contre la population, les intimidations et les provocations, 7- Pour la dissolution des commissions d’enquête initiées par le pouvoir, 8- Pour la satisfaction de la revendication amazighe dans toutes ses dimensions (identitaire, de civilisation, culturelle et linguistique) sans référendum et sans conditions et consécration du tamazight en tant que langue nationale et officielle, 9- Pour un Etat garantissant les droits socio-économiques et toutes les libertés démocratiques, 10- Contre les politiques de sous-développement, de paupérisation et de clochardisation du peuple algérien, 11- Pour la mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues, de toutes les fonctions exécutives de l’Etat ainsi que des corps de sécurité, 12- Pour un plan d’urgence socio-économique pour toute la région de la Kabylie, 13- Contre Tamhoqranit et toute forme d’injustice et d’exclusion, 14- Pour un réaménagement au cas par cas des examens régionaux pour les élèves n’ayant pu les passer, 15- Institution d’une allocation de chômage pour tout demandeur d’emploi de 50 % du salaire national minimum garanti. Cependant, depuis la rédaction de ce manifeste, les membres du mouvement citoyen font face à des menaces du pouvoir algérien, à des arrestations et des détentions arbitraires et à des actes de torture. III -Pratique du procès équitable en Kabylie On peut distinguer les principes d’équité : avant (A) et pendant (B) le procès : A- Principe d’équité avant le procès • Interdiction de toute arrestation ou détention arbitraire (art 9-1 du P.I.) Les délégués du mouvement citoyen ont été arrêtés pour des motifs politiques et détenus arbitrairement par les services de sécurité algériens, ce en l’absence de mandat et sans être informés des motifs de leur arrestation. Souvent les délégués sont entravés et séquestrés. Leur domicile est, par ailleurs, sous une surveillance continuelle. La détention préventive est toujours très longue. Pendant tout l’interrogatoire par les services de sécurité (police et gendarmerie), les détenus ne peuvent pas être en contact avec leurs avocats. • Interdiction de la torture (art 5 D.U. et art. 7 P.I.) Les détenus ont affirmé que les gendarmes les avaient déshabillés, ligotés avec du fil de fer et menacés de sévices sexuels, d’autres se sont plaints d’avoir été fouettés ou d’avoir eu la peau tailladée avec des instruments tranchants. Torture et détention secrète, coups de poings, de bâton, de crosse de fusil, sont monnaie courante au moment de l’interpellation et pendant la garde à vue. • Droit d’être informé des motifs de l’arrestation (art. 9-2 P.I.) Les motifs de l’arrestation des délégués du mouvement citoyen ne peuvent être connus qu’après que les autorités politiques l’aient décidé, puisque ces arrestations se font par enlèvements secrets et séquestrations. • Le droit d’informer sa famille de son arrestation et de communiquer avec elle (E.P 92) Les familles des détenus utilisent parfois des avis de recherche car elles ne savent pas ce que sont devenus leurs proches. Elles peuvent, dans certains cas, rester quatre mois sans nouvelles. • Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable (art. 9-3 et 14-3 C du P.I.) Les détenus du mouvement citoyen (Arouche) sont arrêtés arbitrairement sans inculpation, ni jugement. La plupart ont été interpellés pendant des marches pacifiques ou pendant des sit-in organisés devant les tribunaux pour la libération des détenus d’opinion. Parmi eux, citons Monsieur Belaid Abrika, enseignant de sciences économiques à l’université de Tizi-Ouzou en Kabylie ainsi que plusieurs de ses compagnons, tous sont toujours incarcérés, sans respect pour les règles du procès équitable. • Droit à des conditions humaines de détention (art. 10-1 P.I.) Début décembre 2002, les délégués du mouvement du citoyen ont entamé une grève de la faim pour dénoncer les conditions inhumaines dans lesquelles ils sont détenus et aussi à cause de la durée de leur détention, sans inculpation, ni jugement. On signale de surcroît que l’un des détenus a été « passé à tabac » par des personnes en civil, apparemment étrangères à l’enceinte même de la prison. • Droit d’être assisté d’un interprète (art. 14-3 f du P.I.) Certains kabyles sont parfois pris au piège d’un système judiciaire qui exploite activement leur méconnaissance de la langue arabe par certains magistrats arabophones. Il arrive que la gendarmerie les oblige à signer des procès-verbaux rédigés en langue arabe qu’ils ne comprennent pas. B- Principe d’équité pendant le procès :  Le droit d’être assisté d’un avocat (art. 14-1 du P.I.) Pendant les évènements qui ont secoué la Kabylie, un collectif d’avocat s’est constitué bénévolement pour défendre les victimes et surtout les détenus du mouvement citoyen. Certains de ces avocats ont été roués de coups par les agents des services de sécurité, dans l’enceinte même du tribunal et devant les magistrats, ce pour avoir demandé aux agents de sécurité d’arrêter de brutaliser les détenus à l’intérieur du tribunal pendant le déroulement de leur procès.  Le droit d’être jugé par un tribunal compétent indépendant et impartial (art. 14-1 P.I.) La justice en Algérie n’est pas indépendante du pouvoir politique. De nombreux procès de personnes détenues en Kabylie ont donc un caractère politique et sont tributaires de la conjoncture quant à leur issue, ce qui doit être mis en parallèle avec le fait que le premier gendarme inculpé pour assassinat en Kabylie a été traduit en justice devant un tribunal militaire où les victimes ne peuvent pas se constituer partie civile. Conclusion : L’indépendance de la justice en Algérie reste toujours inexistante, des procès inéquitables, surtout pour les prisonniers politiques, sont courants, de même que les enlèvements, arrestations arbitraires et séquestration. Dans son rapport 2002, Amnesty International a évoqué les procès inéquitables pour les détenus du mouvement citoyen en Kabylie et demandé plus de transparence sur ces procès. On trouve aussi des critiques virulentes de « Human Right Watch » dans son rapport 2002 sur les détentions arbitraires en Kabylie. Plusieurs mois après la mise sous mandat de dépôt des délégués du mouvement citoyen, ces derniers attendent toujours leur procès.

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